par Stéphane Deschênes
L'auteur et le lecteur; et leur pratique philosophique respective
Le lecteur placé devant un ouvrage philosophique se demande tout naturellement comment l'aborder. Si son intention est de se mettre à l'école du penseur, parce qu'il représente, croit-il, un maître à penser qui gagne à être fréquenté, il lui faut reconnaître au texte une certaine primauté et se garder du réflexe consistant à vouloir y retrouver des idées préconçues ou à lui imposer une grille interprétative qu'il lui serait extérieure. Engagé dans un contact direct avec le texte, on peut gager que des interrogations nouvelles et de nouvelles manières de penser la réalité émergeront.
C'est dans cette perspective que je vous propose de concevoir l'écriture
d'un texte philosophique, de même que sa lecture, sous le mode de
la pratique. Je vous demande de considérer trois ouvrages en particulier:
les Essais de Montaigne, lesMéditations métaphysiques de
Descartes et les Pensées de Pascal. Ces discours, avec leur style
propre, sont le produit de la pratique philosophique de leur auteur. Si
nous voulons caractériser ces trois pratiques, nous pouvons dire
qu'elles sont liées à trois usages réfléchis
de la langue afin d'exprimer des pensées philosophiques et de produire
un certain effet philosophique. Ces ouvrages recèlent des pensées
qui se révèlent au lecteur moyennant un travail d'interprétation.
De même, ces discours produisent chez le lecteur qui apprend à
les pratiquer l'effet philosophique voulu par l'auteur. Mais qu'est-ce
que « pratiquer un auteur »? C'est entreprendre un travail
d'interprétation sur le texte, pour y découvrir et approfondir
des pensées. C'est aussi se (trans-)former le regard au contact
du philosophe.
Interprétation philosophique et lecteur honnête homme
Parvenir à comprendre la pensée d'un auteur nous oblige
à nous engager dans un travail d'interprétation. Parce que
chaque ouvrage est singulier, il possède ses propres règles
de constitution. En rupture avec l'attitude d'une critique dogmatique,
héritière de la scolastique, qui consiste à juger
d'un ouvrage selon des critères déterminés, ceux élaborés
sous l'inspiration de la lecture et de l'influence d'Aristote, l'honnête
homme (écrivain et lecteur-type de nos auteurs) essaye de rendre
compte par l'exercice de son jugement de la pensée d'un auteur à
partir de son intention, de ses propres problèmes, de ses propres
principes d'interprétation. Il sait, par exemple, que le philosophe-écrivain
s'est affranchi du langage de l'École, de ses divisions, de ses
querelles et qu'il élabore ses propres concepts, sa propre logique
[1].
Dans le même ordre d'idées, l'honnête homme sait
qu'il écrit à un lecteur intelligent. Esprit universel, abordant
divers sujets dans ses ouvrages, il peut compter pour interlocuteur un
esprit du même type. Et le rapport au lecteur est tel qu'on peut
avoir l'impression d'une conversation entre l'auteur et le lecteur quand
on lit attentivement un de ces ouvrages. En effet, les sous-entendus, l'ironie,
sont des éléments qui appellent la complicité d'un
lecteur : c'est Pascal qui invite le lecteur à deviner, qui lui
révèle que la disposition des mots est à considérer,
ou qu'il est avantageux d'écrire des pensées qui peuvent
s'insinuer dans l'esprit d'un lecteur, etc... Et il y a aussi les jeux
auxquels s'amuse l'auteur, et dont le fragment du Pari représente
un cas célèbre (cet aspect du jeu, du "bluff", dans le Pari
est rappelé par Catherine Chevalley dans un petit livre: Pascal,
Contingence et la probabilité [2]).
Imaginons l'objection suivante: cet effort d'analyse textuel près
d'un texte n'est pas vraiment nécessaire pour sa compréhension;
une lecture à partir de quelques principes fixes, constants - quelques
théories - nous permettent de progresser de manière satisfaisante.
Procédant ainsi, on sera confronté à des passages
contradictoires, à des pensées elliptiques, énigmatiques,
à des conclusions sans prémisses, ou qui reposent sur des
expériences de l'imagination qu'on aura négligées.
On découvrira vite des limites à notre méthode de
lecture: c'est le sens de la pensée de l'auteur et la vérité
philosophique de l'ouvrage qui risque de nous échapper.
De là, l'esprit du lecteur peut inférer qu'il lui manque
des clefs de lecture pour comprendre la pensée de l'auteur et que,
peut-être, le texte lui-même les lui peut révéler.
Et si l'ouvrage fonctionnait selon certaines clefs de lecture?
Nous concevons le rapport entre un ouvrage écrit pour l'honnête
homme et le lecteur honnête homme ainsi: l'ouvrage est de nature
à définir les règles propres à sa compréhension.
Quant au lecteur, il possède un esprit capable de juger des ouvrages
sans règles fixes, tout en n'étant pas sans règles.
On devine que ces règles (ou clefs de lecture), propres à
l'esprit de finesse, sont d'une autre nature que celles de l'esprit de
géométrie: autant celles-ci sont fixes - ce sont des principes
-, autant celles-là sont souples [3]. Parmi ces «règles
souples», on peut énumérer: garder devant soi le texte;
faire table rase des préconçus, des théories (si cela
s'impose, que ce soit parce que l'objet le commande); décider de
l'application - ou non - des règles de lecture - parmi ces règles
ou clefs de lecture, énumérons les suivantes: tenir compte
de la disposition et du sens des mots, tenir compte de la valeur évocatrice
des images, faire appel à l'imagination pour suivre l'auteur quand
il demande d'imaginer telle ou telle chose [4].
Effet philosophique
Considérant toujours l'idée d'un rapport entre l'écriture
d'un texte et sa lecture, vues sous l'angle de la pratique philosophique,
demandons-nous: Qu'est-ce qu'un texte philosophique veut produire chez
le lecteur? Pour que cette question ait du sens, il faut supposer qu'une
telle intention pratique motive le philosophe. La pratique d'auteurs comme
Montaigne, Pascal ou Descartes nous montre qu'ils tiennent compte de leur
lecteur et de l'effet à produire sur ce dernier.
Un des effets désirés par Pascal dans ses Pensées
est la formation de l'esprit du lecteur. Cette fin est aussi partagée
par l'auteur des Méditations Métaphysiqueset celui des Essais,
quoi que le type d'esprit envisagé et l'intention du «formateur»
puissent grandement différer. Le philosophe aspire à faire
adopter par son lecteur non seulement ses «idées», mais
sa «manière de voir les choses», son regard. Quelque
soit l'orientation de cette «conversion du regard», à
la faveur d'une démystification (Montaigne), de la quête de
la certitude (Descartes), de la réception de la Vérité
(Pascal), elle passe toujours par l'adoption d'une pratique philosophique
particulière chez le lecteur.
La pratique philosophique, chez le lecteur, est exercice de la pensée.
Quel sera le produit de cette activité? Des mouvements de pensées,
tantôt bien articulés entre eux, tantôt quelque peu
chaotiques, trahissant la nature exploratoire de la recherche. Mais peut-être
doutera-t-on que c'est bien la nature même du livre qui est devant
soi (Essais, Méditations ou Pensées) qui incite à
valoriser un tel exercice de la pensée pour lui-même. On peut
considérer cet exercice comme quelque chose de secondaire, s'attardant
exclusivement aux conclusions du travail d'interprétation plutôt
qu'à l'approfondissement des mouvements de pensée suggérés
par le texte. Or la philosophie, entendue comme pratique philosophique
propre à former l'esprit, encourage à dessiner ce type de
mouvements [5].
L'exemple des Pensées de Pascal
Tout en gardant à l'esprit les trois ouvrages nommés ci-haut,
c'est à la lecture desPensées que je nous invite. Placés
devant les Pensées, nous sommes devant un recueil de pensées,
où il faut considérer des idées en tant qu'elles s'expriment
dans des formules ou des discours particuliers. L'état du texte,
discontinu, pose des problèmes majeurs d'interprétation.
Comment Pascal articule ses pensées pour en exprimer sa pensée?
Comment progresse-t-on d'une idée à une autre, d'une conclusion
à une autre: selon une logique unique ou de multiples logiques?
C'est une question importante pour le lecteur qui cherche à rendre
compte de la pensée de Pascal en reliant ses pensées entre
elles. Par contre, l'état du texte nous invite à considérer
une autre stratégie de lecture: considérer chaque pensée
comme un objet singulier qui s'offre à la méditation. C'est
à cet exercice que je nous convie, mais, avant cela, quelques mots
sur le problème de l'interprétation des Pensées.
La discontinuité des Pensées, malgré la mort subite
de l'auteur, n'est peut-être pas étrangère à
la volonté de Pascal, puisque, comme on l'a dit, l'invitation à
deviner nous indique que l'auteur avait peut-être planifié
de ne pas donner tous les maillons de la chaîne d'un raisonnement.
Quelle attitude adopter? Essayer de replacer le fragment à l'intérieur
de raisonnements dont nous voyons les composantes et surtout la communauté
de sens, encouragés par la familiarité apparente de certains
fragments? La récurrence des thèmes est un indice majeur
pour justifier la constitution de ces familles, de ces philosophèmes.
Cependant, l'effort, nécessaire, n'est jamais définitif,
et oblige à fermer les yeux sur certaines pensées inclassables,
ou dont les emplois peuvent être variés. L'hypothèse
la plus inquiétante pour un tel projet est d'envisager que chaque
pensée soit autonome, s'explique d'elle-même, se rapporte
à une problématique propre et possède son propre dynamisme.
Ne peut-on pas concevoir chaque pensée comme une sorte d'îlot
indépendant des autres? Pas précisément des îlots,
qui supposerait qu'aucun pont ne puisse légitimement être
envisagé avec l'extérieur, mais plutôt comme une sorte
d'étoile, illustrant ainsi une pensée qui s'ouvre sur des
prolongements divers. L'une et l'autre des approches me semblent complémentaires.
Je clos ici mon discours sur certaines conditions qui encadrent mon
expérience de lecture des Pensées, et, sans plus tarder,
je fais place à l'expérience même, qui, comme je l'ai
déjà annoncé, se présente comme le dessin,
tantôt à gros traits, tantôt par des traits fins, de
mes mouvements de pensée commandés par deux passages: Laf.
24 et Laf. 199 [6].
Sur la condition humaine (24)
"Condition de l'homme.
Inconstance, ennui, inquiétude."
Est-ce que la méditation de ce court fragment, pris isolément,
peut nous instruire sur ce que nous sommes; ou bien, cette pensée
n'est-elle qu'une note pour Pascal afin de classer ses exemples relatifs
à l'inconstance, l'ennui et l'inquiétude sous le titre de
"condition humaine" , lui même sous le titre de "vanité"?
Est-ce que la considération d'autres fragments voisins peut compléter
- ou confirmer - cette peinture de l'homme? Sachant ce qu'est l'homme,
il est possible de faire ressortir ensuite le problème qu'il est
à lui-même, à moins que la seule lecture de cette pensée
nous suggère que l'homme soit un problème à lui-même.
Tenant compte des indices que nous percevons ici et là dans les
Pensées, considérons cette remarque au fragment 784: "Les
mots diversement rangés font un divers sens. Et les sens diversement
rangés font différents effets." Pascal est soucieux de produire
des effets particuliers au moyen de l'écriture, comme en témoigne
son attention portée à la disposition des mots dans une pensée,
(et, je crois, à une échelle plus grande, quant à
la disposition variable des pensées l'une en rapport à l'autre).
La vérité, si je comprends bien ce passage, est à
chercher dans l'effet d'une pensée sur le lecteur, mais cette pensée
me semble inopérante -n'avoir aucun effet- sur un lecteur qui n'a
pas le souci de s'y attarder.
Deux questions vont orienter notre analyse: est-ce que la définition des termes nous apprend quelque chose? Est-ce que la disposition des termes nous apprend quelque chose? Je proposerai trois types de lecture de cette pensée: une lecture esthétique; une lecture qui considère les termes dans leur disposition statique; une lecture qui considère la progression de la série des termes.
Une lecture esthétique
Est-ce qu'il y a une intention esthétique? Pascal réfléchit
théoriquement sur l'éloquence, le choix des mots (511, 585,
586). La finalité esthétique est de bien dire. Il s'agit
de disposer autrement les trois mots de la série pour constater
que l'équilibre entre les mots extrêmes et le mot du milieu
est perdu. Mais, il y a peut-être plus que l'élément
esthétique qui motive le choix et la disposition des mots.
Une lecture qui considère les termes dans leur disposition
statique
Dans ce type de lecture, nous regardons le sens des termes, cherchons
à établir des analogies, puis imaginons diverses combinaisons
possibles et leurs effets.
Premièrement, considérons le sens des mots. L'inconstance
(in-constance) est la non-stabilité; l'ennui est un repos non-désiré;
l'inquiétude (in-quiétude) est le non-repos. Il est donc
possible de jouer sur les termes repos (stabilité) et non-repos.
L'ennui est relatif à notre état présent; l'inconstance
est relative au passé; l'inquiétude est relative à
l'avenir. Aussi, l'inconstance est un état désiré
(parce qu'il traduit le besoin d'être occupé); l'ennui est
un état non-désiré; l'inquiétude est un état
en partie désiré (parce qu'on est occupé), en partie
non-désiré (parce que l'occupation nous pèse, ou l'avenir
est incertain). Poursuivons. L'inconstance est un état généralement
satisfaisant marqué par l'insouciance et l'indifférence face
aux échecs. L'ennui est un sentiment de frustration qui n'est pas
indifférent à l'état présent; enfin, l'inquiétude
est un sentiment de crainte qui n'est pas indifférent à l'avenir.
D'un côté, l'ennui est plus près de l'inquiétude
que de l'inconstance. Voyons maintenant les combinaisons possibles entre
les divers termes de la série.
Partons de l'ennui, puisqu'il se révèle déjà
comme le pivot de cette pensée. Par analogie, on voit que l'ennui
est au coeur de la condition humaine. Comment? D'une part, l'ennui est
la négation de l'in-constance et de l'in-quiétude; d'autre
part, l'ennui est un état qu'on veut quitter, contrairement à
l'inconstance ou à l'inquiétude, dont on espère évacuer
le sentiment de crainte, lié à la nature des préoccupations,
sans se priver de toutes occupations. Une question prend forme: peut-on
quitter ce repos indésirable qui est au coeur de la condition humaine?
L'inconstant semble à l'abri du repos insupportable. Or, il suffit
que l'inconstant soit privé d'une réelle variation dans ses
occupations pour que son état devienne monotone (constant). Alors,
il sent les effets de cette absence de divertissements, et il verse dans
l'ennui. Quant à l'inquiet, il n'est pas très loin du repos,
car si on veut le dégager de ses préoccupations, causes de
son inquiétude, en pensant le rendre heureux, paradoxalement, on
le rend malheureux puisqu'il va sentir sa misère. Seul l'inconstant
est heureux, semble-t-il, du moment qu'il est diverti de penser à
soi. Considérons maintenant la série comme une progression.
Une lecture progressive
Rappelons la pensée:
"Condition de l'homme.
Inconstance, ennui, inquiétude."
Comment imaginer la progression? De gauche à droite, de droite
à gauche, du milieu aux extrêmes, des extrêmes au milieu?
Mais il faut réfléchir aux raisons qui commandent l'une ou
l'autre de ces progressions. Nous avons trois termes: la non-constance,
le repos non-désiré, et le non-repos. Considérons
le rapport entre l'inconstance et l'ennui. Est-ce que l'inconstant désire
la constance? Non; il se complaît dans l'inconstance (l'agitation),
donc il se déplairait dans son contraire, la constance (le repos).
Or, l'ennui se définit justement par ce désir de fuir le
repos. Le passage de l'inconstance à l'ennui n'est donc pas désiré
par l'homme. Et si sa condition l'y oblige? On ne peut être occupé
indéfiniment; il y a donc des moments de repos. Mais pour que le
repos soit fui, il faut qu'il y ait une prise de conscience de notre aversion
pour cet état: c'est le sentiment que possède celui qui s'ennuie
et dont est privé l'inconstant. Poursuivons notre lecture, cette
fois, en partant de l'ennui.
Peut-on s'imaginer le passage d'un état de repos non-désiré
à un état de non-repos, en partie désiré, en
partie non-désiré? L'agitation, désirée par
l'homme qui s'ennuie, est ce qui semble vouloir être fui par l'homme
inquiet. Cependant, l'inquiet se réjouirait sans doute de l'état
heureux de l'inconstant. Considérons donc une autre progression:
de l'inconstance à l'inquiétude; de l'inquiétude à
l'inconstance. Le premier passage se réalise par l'ajout du sentiment
(du rapport à soi, à son état), qui caractérise
l'ennui; le second passage se réalise ainsi: le dépouillement
des préoccupations procède par l'élimination du sentiment
de malaise, cause d'inquiétude, et l'ouverture à l'agitation
sans ce sentiment qui est l'inconstance.
Amusons-nous encore à jongler avec ces états. Et si l'homme
est inquiet, qu'est-ce qu'on peut lui souhaiter? Qu'il obtienne la quiétude.
Étrangement, donnez-lui ce dont il est privé mais qu'il désire
(le repos, qui est recherché par l'agitation), et il sera malheureux,
car progressivement il sentira l'ennui. L'ennui est donc la conséquence
du prolongement dans le repos. Et ainsi, le cercle est sans fin, puisque
dans l'agitation le repos y est contenu.
Habilement s'insinue le thème du divertissement, donc de la misère et de la grandeur humaines. Ainsi, on y voit ce malheur de ne pouvoir rester en repos dans une chambre ou ce paradoxe, présenté avec ironie au fragment 139: enlevez à l'homme ses charges qui l'inquiètent... et vous le rendez malheureux! Ne voit-on pas la vanité de la condition humaine se dessiner dans la pensée 24? On anticipe ainsi la misère qui est décrite par Pascal au fragment 79 [7].
Doutons-nous des nombreuses logiques dans cette pensée? Amusons-nous
à la concevoir comme une équation mathématique. L'absence
de sentiment (inconstance) et l'acquisition du sentiment (du rapport à
soi: l'ennui) engendrent la présence d'un sentiment (inquiétude).
La présence d'un sentiment (inquiétude), à laquelle
on soustrait un sentiment (perte du rapport à soi: ennui), se transforme
en l'absence d'un sentiment (inconstance). Mais, on aura deviné
que les relations sont plus nuancées, par exemple: parce qu'on accentue
le rapport à soi, à sa misère, on choisit de quitter
l'état d'ennui et on choisit le divertissement (inconstance) (voir
laf. 10). Une autre équation étonnante: La sommation d'un
état désiré (inconstance) et d'un état non-désiré
(ennui) engendre un état désiré et non-désiré
(inquiétude)!
Qu'avons-nous fait? De simples jeux d'esprits ou de la philosophie? Jugeons à partir des prolongements que ces "jeux d'esprit" permettent. Tout d'abord, ce type d'analyse, propre à un esprit de finesse, démontre qu'on peut effectivement lire, dans ces trois termes, la condition humaine sous les traits de la vanité. En effet, l'homme ne peut se tenir en repos; or, l'inconstance et l'inquiétude contiennent le repos. Et si l'homme pouvait se tenir en repos (dans une chambre)? L'agitation ne serait plus recherchée, ainsi il n'y aurait plus de mouvement, donc le repos ne nous serait plus insupportable, donc point d'inquiétude. On remarque aussi que le choix et la disposition de ces trois mots illustrent admirablement bien la condition de l'homme décrite au fragment 47: Le temps qui est nôtre est le présent, mais nous le fuyons, c'est le lieu de l'ennui. Nous vivons dans des temps qui ne sont point nôtres: l'inconstance (vivre pour l'avenir, tout en regardant son inconstance dans le passé) et l'inquiétude (disposer des choses dont on ne dispose pas, dans un avenir qui peut nous échapper). Mais ce temps qui est nôtre, nous n'y pensons pas. Or, notre analyse démontre que ce temps est toujours nôtre: enlevons le divertissement et les préoccupations, on sent alors cet insupportable présent et l'ennui qui l'accompagne.
La méditation de ce court fragment peut faire surgir d'autres
questions. Ainsi, devant ces états d'âme, on peut se demander:
est-ce que ces états sont désirés par l'homme ou bien
les subit-il, comme de mystérieux instincts? Nos diverses lectures
autorisent les deux interprétations: d'une part, l'homme ne peut
éviter le repos, donc le sentiment de l'ennui, etc.; d'autre part,
il peut masquer le sentiment d'ennui par le divertissement, par l'absence
du rapport à soi, par l'emprise des préoccupations. Le genre
de démarche raisonnée que nous faisons démontre bien
la difficulté d'expliciter une pensée que l'auteur a refusé
délibérément de donner dans un raisonnement explicite.
On remarquera que la rationalité qui est au coeur de cette pensée,
puisqu'il existe bien des liens entre les idées mais ils sont implicites,
oeuvre aussi chez le lecteur qui la médite sérieusement.
Ce que nous avons fait est de proposer certaines pistes d'interprétation
suggérées par l'objet - la pensée.
Passons à la seconde analyse...
La force d'évocation des images; l'exemple du "cachot" (199)
Il y a une rationalité qui sous-tend le choix et l'usage des
images dans lesPensées. Voyons comment cela fonctionne avec l'exemple
du cachot (199).
"Que l'homme étant revenu à soi considère ce qu'il est au prix de ce qui est, qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que, de ce petit cachot, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix.
Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini?" (199)
Spontanément, on peut se demander pourquoi avoir utilisé
une image telle qu'un petit cachot. Comme il désigne l'univers,
enlevons le terme de cachot. Y perd-on quelque chose? Oui. Car l'univers
étant infini, rien ne suggère l'existence d'un arrière-monde
(ou d'un monde surnaturel). Aussi, l'homme dans l'univers n'a pas l'idée
d'en sortir; sinon, pour aller où? Par contre, si on lui dit qu'il
y est emprisonné, il voudra en sortir, puisque l'orgueil humain
n'accepte pas qu'on lui pose des limites [8].
L'emploi de cette image permet de signifier, habilement, l'existence d'un lieu dont on ne saurait parler que négativement . En effet, on ne saurait même pas l'imaginer, puisque notre imagination s'est déjà perdue (dans ce fragment 199) dans la considération de l'univers infini. Et si on prétend qu'il y a indubitablement ce monde surnaturel, encore faut-il le prouver. Et, surtout, encore faudrait-il justifier que nos lumières naturelles sont capables de statuer là-dessus, compte tenu des limites de la raison dont Pascal ne cesse de faire état!
La disposition des mots du passage cité («que l'homme,
de ce petit cachot - l'univers - apprenne à estimer la terre, les
royaumes, les villes, et soi-même à leur juste prix..»),
suggère un effet étonnant. Ce cachot contient de grandes
richesses entre ses murs, mais une fois qu'on est revenu à soi,
après avoir considéré les possibilités qu'offre
l'infiniment grand, ces richesses perdent leur lustre, leur valeur. C'est
l'effet du changement de points de vue. Nous retrouvons l'idée d'une
multitude de points de vue et de la variété des ordres: ce
qui possède de la valeur pour un ordre est insignifiant pour un
autre. C'est la rationalité de ce petit passage et sa mise au jour
qui expliquent cet effet.
Nous pouvons constituer des enchaînements d'idées qui correspondent à la logique propre à l'esprit de finesse: il y a un cachot, donc des murs, puis un monde hors des murs; comme l'univers est ce cachot, il y a un monde hors de cet univers. Il y a un cachot, donc un prisonnier, être misérable qui désire s'évader. Mais, comme l'univers est ce cachot, l'homme ne peut en sortir, donc il ne peut sortir de sa misère, etc. Il y a ainsi une rationalité qui se déploie en plusieurs "logiques", plusieurs chaînes de raisonnement. Et l'intention philosophique? Elle ne consiste pas à transmettre des connaissances, sinon une démonstration serait sûrement plus efficace. Il s'agit de communiquer le reste, l'effet: la misère intrinsèque à l'homme et l'impossibilité de s'en défaire (il y aura toujours la mort), etc. Ne serait-il pas plus simple de le dire, au lieu de le faire «découvrir»? Non, car Pascal, comme Descartes, sait qu'on est convaincu par les vérités qu'on découvre soi-même à la lecture ou à l'écoute d'un discours.
Présentées isolément, ces analyses peuvent sembler
avoir une portée limitée. Néanmoins, je crois qu'une
lecture qui conjugue ce type d'analyse, consistant à prendre une
pensée isolément, à considérer la disposition
des mots ainsi que la force d'évocation des images auxquelles Pascal
recours pour exprimer ses pensées (qu'on peut appeler microanalyse),
avec une approche plus globale (ou macroanalyse), par laquelle on intègre
une pensée à l'intérieur d'un réseau de renvois
aux autres pensées et à des éléments théoriques,
est une lecture plus conforme à la nature des Pensées. Et
c'est l'esprit de finesse, à l'oeuvre dans la construction de l'ouvrage,
qui doit l'être aussi chez le lecteur. Cet esprit est apte à
entendre un discours qui s'écarte d'une progression continue où
s'enchaîneraient des idées, qui semble confus de prime abord,
où il s'agit d'apercevoir des choses devant les yeux mais qui échapperont
à de nombreux lecteurs.
Conclusion
On voit comment la raison du lecteur est sollicitée par la nature
même de l'ouvrage et par Pascal lui-même.
À la lecture du fragment 24, on peut se demander où réside
l'argumentation de Pascal. Où sont ses raisons pour affirmer que
la condition humaine, sous l'angle de la vanité, peut s'entendre
en trois mots (inconstance, ennui, inquiétude)? Souvent le lecteur
passe rapidement sur ce type de pensées où une idée,
par exemple celle de la condition humaine, n'est pas explicitée.
Si on s'y arrête, on va naturellement substituer des exemples aux
mots. On découvre que tout homme peut effectivement vivre l'un de
ces états d'âme, soit qu'on se réfère directement
à sa propre expérience, soit qu'on cherche des exemples ailleurs
dans les Pensées. Comme rien n'indique que l'ordre des mots peut
nous renseigner sur l'idée que l'auteur cherche à exprimer,
la raison du lecteur tente d'intégrer ce petit passage énigmatique
à une conception de l'homme pascalienne plus générale,
résultat d'une synthèse de nombreux fragments.
Par contre, on a essayé d'interpréter cette pensée
en considérant par exemple le choix et le positionnement des mots.
Il est avantageux de se demander pourquoi la pensée s'est fixée
ainsi et non autrement. Si elle s'était fixée autrement,
aurait-on eu la même pensée? Cette pensée 24 produit
l' (les) effet (s) que Pascal désirait produire; nos analyses n'ont
pas la prétention de dire mieux ou d'expliciter ce que la pensée
ne dit pas. Simplement, nous rapportons ce qui n'est pas dit littéralement,
tout en y étant contenu (si nous avons bien entendu ce qui se montre
dans cette pensée).
Est-ce que la logique propre à l'esprit de finesse a des règles
fixes, qu'il s'agit d'appliquer machinalement quand on a découvert
le procédé? Non. Un esprit de finesse est sensible à
ces éléments de finesse, sans qu'il devine toujours le sens
et l'effet désirés par l'auteur, car il faut bien remarquer
que la lecture d'une image ou d'une expression, dont la disposition des
mots importe, ne se prête pas à une seule interprétation.
Identique à ces principes qui renferment tous les autres, un esprit
de finesse enferme dans une image une multitude d'aspects d'une même
réalité. Nous croyons donc qu'il ne suffit pas de faire ces
"jeux" d'esprit (pour faire parler une image) pour comprendre le propos
de Pascal. N'oublions pas qu'il y a, à côté de l'ordre
juste, bon nombre d'ordres où l'on extravague.
Notre but, par ces exemples, est d'inciter le lecteur, le nôtre,
à se placer à son tour devant les Pensées, et à
dessiner ses propres mouvements de pensée. Peut-être découvrira-t-il
que le fruit de l'activité philosophique n'est pas à situer
au terme de la recherche (la découverte de la Vérité),
car qui serait assez naïf pour croire en l'aboutissement, en cette
vie, de cette recherche, mais que l'activité philosophique est porteuse
de son propre fruit. Ce fruit est la formation de l'esprit, et par extension,
les produits de son activité [9].
Footnotes
1. Remarque banale, diriez-vous? Et pourtant, quand je lis des articles
de philosophie dans des revues, ou bien quand j'assiste à des conférences,
je m'étonne toujours de ce que produit la scolastique universitaire
: son jargon, ses querelles stérile! C'est comme si on avait oublié
l'exercice de la libre pensée!
2. Paris, PUF, coll. Philosophies, 1995.
3. On peut ajouter que cette distinction entre l'esprit de géométrie
et l'esprit de finesse, et leur attitude respective devant la singularité
de chaque objet, est visible dans d'autres domaines. Par exemple, en éthique,
Pascal propose une casuistique qui n'est évidemment pas composée
de règles universelles applicables à tous les cas de manière
uniforme.
4. De nombreuses autres considérations conditionnent la manière d'aborder lesPensées. Il y a l'idée même que le lecteur se forme de l'ouvrage. L'intention de Pascal est-elle apologétique, littéraire (est-ce un divertissement littéraire), anthropologique? Doit-on essayer de constituer un discours avec les matériaux dont on dispose - les pensées - ou peut-on considérer les pensées comme des entités qui s'offrent à la méditation du lecteur?
Il y a aussi la question du rythme de lecture, qui peut-être rapide,
précipité, ou qui peut être lent, méditatif.
Le lecteur des Pensées doit adopter un rythme de lecture, ni trop
lent, ni trop rapide, tantôt devant s'attarder à une courte
pensée, composée d'expressions empruntées, mais disposées
de telle façon qu'elles produisent une pensée nouvelle, tantôt
devant considérer un enchaînement étendu d'idées,
pour voir tout d'un coup. La composition des Pensées suggère
donc, pensons-nous, une pratique de lecture particulière.
5. N'est-ce pas ce que fait Montaigne : dessiner les mouvements de sa
pensée? Et que sont ces diverses variations de Pascal sur un même
thème, sinon ses mouvements de pensée, produits de sa pratique
philosophique? Et ne voit-on pas se dessiner dans les Méditations
Métaphysiques le mouvement de pensée suivant: progression
dans le doute et résistance, puis progression.
6. Nous citons les Pensées dans l'édition Lafuma, Paris,
Seuil, 1962.
7. «L'ennui qu'on a de quitter les occupations où l'on
s'est attaché. Un homme vit avec plaisir en son ménage; qu'il
voie une femme qui lui plaise, qu'il joue cinq ou six jours avec plaisir,
le voilà misérable s'il retourne à sa première
occupation. Rien n'est plus ordinaire que cela.»
8. Il est aisé de retrouver cette analogie de l'homme (et de
la condition humaine) et du prisonnier (et de la condition du prisonnier)
ailleurs dans lesPensées.
9. Je m'inspire de l'interprétation, par G. Boss, de l'arbre
cartésien de la connaissance : « Enfin, le dernier et principal
fruit que Descartes nous promet de l'étude de la philosophie est
encore d'une nature étrangère à ceux qui se cueillent
du bout des branches. » Voir « Descartes et l'enseignement
de la philosophie » inL'enseignement philosophique, vol. 47, no 3,
Arras, 1997, pp. 45-56.